La perte de crédibilité et la vision pessimiste de l'intégration
De nombreux analystes doutent que l'intégration économique de l'Amérique latine puisse contribuer à résoudre les problèmes actuels des économies latino-américaines et pensent que ce n'est qu'à très long terme que l'on peut escompter des résultats tangibles. Selon eux, face aux problèmes pressants qui affectent les économies de la zone, le rôle que peut jouer une stratégie d'intégration, même si elle est efficacement appliquée, est marginal. Les marchés latino-américains ne sont guère en mesure de satisfaire les besoins liés aux politiques de transformation économique et de modernisation technologique que doivent impérativement adopter les pays qui ne veulent pas rester isolés ou être mal placés dans une concurrence économique internationale de plus en plus forte.
Par ailleurs, dans les négociations avec des pays tiers, aussi bien dans le domaine commercial que financier, la divergence des intérêts se manifeste davantage que leur convergence; la coopération n'est donc pas encore entrée dans les faits.
La plupart des actions envisagées ne sont pas parvenues au stade de la réalisation. Même les objectifs les plus modestes, comme ceux qui ont été prévus par le traité de Montevideo de 1980 en matière de préférence tarifaire régionale, n'ont pas été atteints. Les indicateurs continuent à mettre en évidence la marginalité du commerce entre pays latino-américains par rapport au commerce extérieur total de la région. Au cours de la période 1962-1964, les exportations intra-zonales de l'ALALE (Association latino-américaine de libre-échange) représentaient une moyenne annuelle de 9,6 % des exportations totales. Plus de vingt ans plus tard, ce pourcentage n'avait guère changé, puisqu'il était passé à 12,7 % seulement pour la période 1984-1986. Se basant sur ces arguments, les tenants de la vision pessimiste se demandent pourquoi continuer à croire à une idée qui, dans la pratique, a eu d'aussi maigres résultats et qui distrait les Latino-Américains de leur vraie priorité qui est la pénétration des marchés mondiaux ; pourquoi ne pas reconnaître, une fois pour toutes, que l'intégration est une tâche de longue haleine qui ne pourra porter ses fruits que dans un avenir lointain ; et pourquoi ne pas admettre que les intérêts des pays de la région sont divergents, qu'aucun ne désire réellement ouvrir ses marchés aux autres, que tous veulent vendre et qu'aucun ne veut acheter dans la région, que l'entente en vue de négocier avec des tiers n'existe que sur le papier et que dans la réalité chaque pays essaye de s'entendre, pour son propre compte, avec ses créanciers des pays industrialisés et d'obtenir un traitement financier et commercial favorable?
Pour ceux qui voient les choses de cette façon, l'intégration représente tout au plus un idéal noble et un rêve d'avenir. C'est pourquoi ils considèrent avec un profond scepticisme la relance de cette idée dans des initiatives politiques telles que celles du Groupe des Huit au récent sommet d'Acapulco, dans les accords du Cône Sud, dans le protocole de Quito qui cherche à redonner vie au Groupe Andin ou dans les sommets politiques des deux dernières années en Amérique centrale ou dans les Caraïbes britanniques.
Est-il réaliste de présenter une vision différente de l'intégration?
Si l'on veut être réaliste, on doit reconnaître une certaine légitimité à la forte perte de crédibilité que l'on observe. Les faits passés, interprétés comme ils le sont par l'"école pessimiste", contribuent à accréditer cette vision. Pour adopter une attitude constructive, il faut assumer cette réalité et explorer ses causes.
Il faut reconnaître que l'intégration des marchés est un processus qui, du fait de sa nature et des réalités du sous-développement sud-américain, demandera encore de nombreuses années pour prendre une importance comparable à celle de la CEE pour ses pays membres. Par ailleurs, l'intégration économique d'un pays dans son environnement latino-américain n'est concevable que comme un élément d'un processus multidimensïonnel de transformation économique et de modernisation technologique, dans lequel la clef du succès est la reconnaissance explicite de la multiplicité des instruments à utiliser et des vases communicants qu'il faut établir entre eux. Le cloisonnement actuel résulte de visions partielles de la réalité, de l'organisation interne des gouvernements, de l'opposition entre des intérêts sectoriels, de la spécialisation technique des experts. Il s'agit, en définitive, d'un problème d'organisation, qui explique les échecs qui ont conduit à la perte de crédibilité. Si les technologies de l'organisation sont correctement appliquées aussi bien au niveau gouvernemental qu'à celui du patronat, l'intégration économique de l'Amérique latine est viable en tant qu'instrument de travail concret qui peut aider à affronter certains des défis auxquels se heurtent les pays d'Amérique latine. De ce point de vue, il est possible d'établir un lien entre l'intégration et l'ensemble de problèmes critiques que les acteurs gouvernementaux et économiques de toute société nationale rencontrent quotidiennement.
L'intégration économique peut être constituée par la combinaison de deux types de processus.
Le premier processus est celui qui conduit, par le biais de négociations entre deux ou plusieurs pays, à l'ouverture stable des marchés nationaux respectifs, limitée à des produits ou à des secteurs ou non limitée, de manière à inciter les acteurs économiques à investir dans l'un quelconque des pays pour satisfaire la demande des marchés intégrés.
Le stade le plus parfait de l'intégration est atteint dans un marché commun basé sur un droit communautaire ou sur des institutions juridictionnelles communautaires. Le fait que la suppression des barrières douanières et non douanières s'accompagne d'une harmonisation des législations et d'une coordination des politiques renforce notablement les effets pratiques de l'ouverture des marchés. Mais une zone de préférences, de même qu'un système de préférences accordées de manière unilatérale, peut aussi garantir juridiquement l'accès stable à un marché et inciter aux investissements, dans la mesure où la durée des concessions est longue et où l'arbitraire du gouvernement ne peut s'exercer que faiblement.
Le second processus est celui qui conduit à développer un certain type d'action conjointe entre des pays qui font partie d'une même région ou sous-région et qui ont la volonté de résoudre des problèmes communs, de mettre à
profit des chances économiques ou des ressources, de réaliser des grands travaux sur des espaces communs.
Il y a, naturellement, des manières plus conventionnelles de définir l'intégration économique, mais celle qui vient d'être présentée permet de mieux saisir ce qu'entendent les Latino-Américains quand ils disent qu'ils sont en train d'intégrer la région. Dans un sens plus large, le concept d'intégration signifie le contraire de la désintégration ; il permet d'opposer l'idée d'une interdépendance où prédomine l'aspect coopératif à celle d'une interdépendance où prédomine l'aspect conflictuel
Une expérience de trente ans
Il ne semble pas exact d'affirmer que trente ans d'efforts formels et informels d'intégration économique régionale n'ont eu que peu de résultat, sinon aucun. Je tiens à signaler certains des apports les plus importants qu'une lecture soigneuse de la réalité historique peut révéler.
En premier lieu, la région a appris. Elle a aujourd'hui une expérience propre en matière d'intégration économique qu'elle n'avait pas trente ans plus tôt. Au cours d'une communication effectuée à Genève, à l'occasion de la septième conférence de l'UNCTAD, le 9 juillet 1987, le professeur Okita soutenait que "le plus riche potentiel de ressources dont disposent les pays en développement est peut-être leur propre expérience des succès et des échecs des deux ou trois dernières décennies".
Lorsque les pays du Cône Sud et de la CEPAL ont cherché à dépasser les schémas bilatéraux de commerce et de paiements, qui étaient apparus entre 1930 et 1940 et s'étaient affirmés pendant la période de la guerre, ou lorsqu'ils ont cherché à créer un environnement économique régional favorable aux politiques nationales d'industrialisation, dans la région on connaissait peu de choses, si ce n'est rien, en matière de schémas multilatéraux d'intégration et de commerce préférentiel. L'expérience existante était plutôt centrée sur des formes primaires de commerce administré. L'expérience d'intégration européenne, qui en était à ses débuts, était peu ou pas connue.
Ces pays furent également soumis aux conditions extérieures et cela a provoqué la création d'instruments qui non seulement n'ont pas été viables mais ne pouvaient l'être en aucun cas dans le contexte économique régional concret dans lequel ils ont été appliqués. Je veux parler en particulier de l'instrument constitué par la zone de libre-échange, tel qu'il a été inclus dans le traité de Montevideo de 1960. Il faut se souvenir que ce que l'on recherchait était plus simple. C'était un espace de commerce préférentiel basé sur les axes bilatéraux qui fonctionnaient alors. Et cela a été en partie réalisé grâce au mécanisme des listes nationales de l'ALALE. En revanche, l'idée de la liste commune, qui se référait à la nature d'une zone de libre-échange au sens de l'article XXIV du GATT, fut un échec.
En matière de paiements, les conditions extérieures qui auraient permis de développer les mécanismes conçus à l'origine par les techniciens latino-américains n'ont pas davantage été réunies et le système actuel de paiements et de crédits réciproques a finalement été établi. Associé aux mécanismes de l'Accord de Santo Domingo, il a permis de mettre en route une expérience originale, aussi bien du point de vue de sa conception que de son fonctionnement, et qui, en dépit des difficultés des années récentes en matière de financement des soldes des compensations, constitue toujours une des contributions multilatérales les plus positives au développement du commerce intérieur à la zone. Il a constitué pour celle-ci un instrument efficace d'épargne dans l'utilisation des devises.
La région n'avait pas non plus d'expérience en matière d'accords sectoriels et d'accords sous-régionaux. Les accords de complémentarité industrielle de la vieille ALALE tout d'abord, puis l'Accord de Carthagène, qui a donné naissance au Groupe Andin en 1969, et enfin les accords bilatéraux des années 1974 et 1975 entre l'Uruguay et l'Argentine (CAUCE) et l'Uruguay et le Brésil (PEC) ont apporté de l'expérience — du fait de certains succès mais aussi d'échecs — à une méthodologie de l'intégration qui allait par la suite devenir, avec la création de l'ALADI, la ligne générale d'une étape qui, dès cette époque, se voulait plus souple, plus progressive et plus pragmatique.
La programmation sectorielle était alors une proposition théorique. On l'a évoquée dans la résolution 100 de l'ALALE, dont on a beaucoup parlé à l'époque, dans le rapport des quatre, qui a soulevé tant de polémiques dans les années 60 et, enfin, on a tenté de la mettre en pratique dans le Groupe Andin. On s'est rapidement rendu compte de ses difficultés et de ses limites. Aujourd'hui la réforme de l'Accord de Carthagène se fonde, dans ce domaine, sur des expériences concrètes qui n'existaient pas encore en 1969.
Dans les années 60 et 70 les concepts et la méthodologie de l'intégration se nourrissaient largement du "modèle européen". Même lorsqu'on a voulu innover, on l'a fait en prenant des distances à l'égard de ce modèle. Mais petit à petit les pays latino-américains ont développé des idées et des formules propres. Dans de nombreux cas elles ont échoué, dans d'autres elles ont réussi. Ce qui est sûr c'est qu'elles ont constitué un enseignement et, dans la décennie 1980-1990, le renouveau conceptuel et méthodologique qu'on observe est basé davantage sur ce long processus d'apprentissage que sur un modèle théorique ou historique provenant d'autres régions.
En second lieu, le commerce et les interactions économiques ont atteint un niveau inconnu trente ans auparavant.
Le commerce intrarégional se limitait alors à un tout petit nombre de pays, essentiellement ceux du Cône Sud, parmi lesquels l'axe bilatéral Argentine-Brésil occupait une place particulièrement importante. Toutefois, l'essentiel des échanges entre ces deux pays était constitué, d'une part, par des produits agricoles de climat tempéré et, d'autre part, par des produits agricoles de climat tropical.
A l'heure actuelle, le commerce intrarégional présente une plus grande diversification relative par pays et par produits. La participation de l'Argentine et du Brésil aux exportations intra-ALADI continue à être importante, mais entre 1970 et 1982, par exemple, elle est passée de 53 % à 44 %, alors que les exportations de ces pays représentaient 70 % du total en 1953 et 64 % en 1960. Quant à la participation des cinq principaux exportateurs intrarégionaux, elle est passée de 80 % en 1970 à 76 % en 1982.
Il n'est pas sans intérêt de rappeler quelques données d'un récent rapport de la CEPAL (Multilatéralisme et bilatéralisme au sein de l'ALADI, LC/R. 564, du 9 février 1987). Il existe 55 combinaisons possibles de commerce bilatéral au sein de l'ALADI, mais seize combinaisons suffisent pour couvrir 79,9 % de l'échange réciproque (basé sur des moyennes annuelles pour la période 1980-1985). Il n'y en a que trois dans lesquelles l'Argentine et le Brésil sont absents. L'axe le plus important est l'axe Argentine-Brésil avec 14,6 % du total ; ce pourcentage est cependant très inférieur à ce qu'il était lors de la création de l'ALALE. L'échange entre les pays de l'accord tripartite du Cône Sud a représenté, pendant la même période, 19,3 % du total intra-ALADI. L'axe Colombie-Venezuela est le seul qui soit important au sein du Groupe Andin avec 5,6 % du total, toujours pour la même période.
On constate la même concentration dans les exportations de produits manufacturés, pour lesquelles les deux pays cités précédemment représentaient 62 % en 1970 et 73 % en 1981. En revanche, les achats de produits manufacturés sont répartis sur un nombre de pays de plus en plus important. L'Argentine et le Brésil, qui achetaient 39 % des produits manufacturés vendus à l'intérieur de la région en 1970, n'en achetaient plus que 29 % en 1981. Les cinq principaux pays acheteurs absorbaient, cette même année, 65 % des importations intrazonales de l'ALADI, contre 70 % dix ans auparavant. Ces données, ainsi que celles de paragraphes qui suivent immédiatement, proviennent de la CEPAL.
S'il est vrai qu'il ne s'est pas produit de changement spectaculaire en ce qui concerne l'incidence de l'échange intrarégional sur le commerce global de la région, le rapport commerce régional/commerce global est passé, pour ce qui est des importations, de 11 % en 1970 à 15,7 % en 1984. Au cours de la même période, le rapport entre les importations globales latino-américaines et le total des importations mondiales est passé de 3,7 % à 2,7 %.
Par ailleurs, il est fondamental d'avoir présente à l'esprit l'incidence du marché ALADI sur les exportations de produits manufacturés des pays membres. Entre 1970 et 1981, la part des produits manufacturés dans les exportations intrazonales est passée de 33,65% à 47,90%. Rappelons qu'en 1981 les produits manufacturés n'ont représenté que 16,90 % des exportations à destination des États-Unis. Cette même année, les exportations de produits manufacturés à destination de l'Amérique latine (6 milliards de dollars) ont atteint 39,09 % des exportations globales des pays de l'ALADI, et la seconde destination en importance relative a été le marché des États-Unis avec 25,75 %. Pour certains pays, le pourcentage correspondant a été très supérieur, atteignant, par exemple, 40 % dans le cas de l'Argentine, 57 % dans celui du Chili et 50 % dans celui de la Colombie. Cette situation a changé pour la région dans son ensemble et, en particulier, pour le Brésil et le Mexique, du fait de la contraction de la demande régionale qui s'est produite à partir de 1982. Le Brésil a perdu des marchés de produits manufacturés dans la région correspondant à une valeur de 1,8 milliard de dollars. Cependant, selon des informations récentes émanant de l'ALADI, la structure du commerce intrazonal continue à se situer à un point intermédiaire entre la structure des importations totales (où dominent les produits manufacturés) et la structure des exportations totales (où dominent les ressources naturelles). La composition en pourcentage du commerce de produits manufacturés de la région ALADI a été approximativement la suivante en 1985: importations totales, 60 % ; commerce intrarégional, 36 %; exportations totales, 22 %. il faut souligner également que, en 1982, 46 % des exportations totales des pays de l'ALADI correspondaient à des combustibles, alors que dans les exportations à l'intérieur de l'ALADI les combustibles ne représentaient que 32,29 % du total.
Bien qu'il soit difficile d'établir une relation entre les préférences négociées et les courants commerciaux intérieurs à la zone, on peut observer que, en 1985 par exemple, 42,6 % des importations autres que le pétrole et 33,1 % des importations totales correspondaient à des produits négociés dans le cadre de mécanismes de l'ALADI. Cette importance relative des produits négociés varie selon les pays et la catégorie de produits mais, en général, elle a diminué avec le temps.
Les données qui précèdent mettent en évidence que, contrairement à ce qu'une vision pessimiste de i'intégration iaiino-américaine peut conduire à affirmer, plus de deux décennies d'efforts en vue de développer et de diversifier le commerce intrarégional ont produit des résultats notables. Les marchés de la région sont importants, en termes absolus et relatifs, en particulier pour le développement des exportations industrielles. Si les modèles préférentiels et d'intégration sont loin de produire les résultats escomptés à l'origine, ils ont eu une influence positive sur le développement du commerce intrarégional et, dans de nombreux cas, ils ont aidé les chefs d'entreprises latino-américains à faire leur apprentissage en matière d'exportations et leur ont permis ainsi de se lancer plus facilement à la conquête d'autres marchés dans le monde.
Mais le bilan de ces trente années se reflète également dans l'augmentation et la diversification des types d'interactions économiques entre les pays latino-américains. Les interconnexions électriques, les grands travaux hydro-électriques binationaux, l'infrastructure physique pour les transports et les communications, les actions conjointes dans le secteur industriel et dans celui de l'énergie, les migrations et le tourisme constituent d'autres domaines dans lesquels des réalisations concrètes modifient l'impression selon laquelle peu de chose, si ce n'est rien, a été fait au cours de cette période. Ces réalisations n'ont pas toujours pour origine des accords formels d'intégration. Elles sont souvent le résultat du développement individuel de chaque pays et du dynamisme de certaines des économies de la région, telle que celle du Brésil, par exemple. Mais ce qui est clair c'est que, dans l'ensemble, elles reflètent, de même que les données concernant le développement et la diversification du commerce, une nette tendance à long terme au développement d'un important réseau de liens économiques entre les pays d'Amérique latine.
En troisième lieu, il existe actuellement un cadre institutionnel important et diversifié permettant de promouvoir le commerce et les relations économiques préférentielles entre les pays d'Amérique latine.
Par son ampleur et sa souplesse, le traité de Montevideo est considéré comme la clef de voûte d'un système juridique qui peut être favorable au développement du commerce à l'intérieur de l'Amérique latine et à l'intégration économique. Il permet de rendre compatibles de nombreux mécanismes sous-régionaux, sectoriels et bilatéraux d'intégration de manière plus claire que ne le faisait l'ancien traité de 1960. Il permet, en outre, d'assurer la compatibilité entre ces mécanismes et les engagements internationaux pris par les pays membres de l'ALADI et du GATT. De plus, il sert de cadre à l'établissement de relations économiques préférentielles avec les pays d'Amérique centrale et du bassin des Caraïbes, comme i'ont montré les accords à portée restreinte qui ont été conclus au cours des cinq dernières années. Il permet également d'établir ce type d'accords avec d'autres pays en développement d'Asie et d'Afrique. Il n'inclut pas de programme multilatéral de libération des échanges commerciaux Mais, en revanche, il prévoit son établissement par l'intermédiaire d'accords de portée régionale, comme ce fut le cas, par exemple, pour l'accord concernant la préférence régionale en matière de droits de douane.
Des dizaines d'accords de portée limitée, bilatéraux et multilatéraux, ont été conclus dans le cadre de ce très commode traité. Ils ont permis de sauver l'essentiel de ce qu'on appelle le "patrimoine historique", constitué par les préférences négociées du temps de l'ALALE. Ils ont egalement rendu possible e maintien de l'acquis en matière de préférences contenu dans les anciens accords de complémentarité industrielle, ainsi que l'introduction de nouveaux programmes de coopération et d'intégration, tels que ceux qui ont été conclus au cours de la période 1985-1988 entre les pays du Cône Sud.
Montevideo, siège de l'association, continue à être un centre qui connaît une très grande activité en matière de négociations. Il suffit de lire la publication patronale Informaciones ou de parcourir le calendrier des réunions pour se faire une idée du nombre de négociations commerciales qui ont lieu dans cette ville, bien souvent avec la participation active de représentants des chambres patronales concernées par telle ou telle concession ou par la promotion de nouveaux accords de commerce.
Le cadre institutionnel est complété par les accords sous régionaux ainsi que par une gamme complexe d'organismes régionaux et sous-régionaux, publics et privés, destinés à la promotion de la coopération économique sous toutes ses formes, dans l'ensemble de la région ou dans certaines parties de celle-ci.
Depuis le Système économique latino-américain (SELA) et l'Organisation latino-américaine de l'énergie (OLADE) jusqu'à des dizaines de commissions mixtes gouvernementales et de comités de frontière, en passant par les organismes sous-régionaux d'intégration et les banques sous-régionales de développement, les pays d'Amérique latine possèdent actuellement une infrastructure institutionnelle suffisante pour orienter leur volonté de coopération. Ces organismes constituent la trame institutionnelle de l'interdépendance économique régionale.
Il existe également des organismes patronaux qui, au niveau régional, sous-régional ou même bilatéral (comme par exemple certaines chambres binationales) ont acquis une grande expérience dans le domaine de la concertation entre les chefs d'entreprises, de l'expression et de la défense de leurs intérêts communs, de la prestation de services aux hommes d'affaires et de la détermination des possibilités de commerce et d'investissement; l'ALIDE vient de déployer une grande activité dans ce domaine. Récemment des organismes patronaux sous-régionaux tels que la Fédération des chefs d'entreprises privées d'Amérique centrale et du Panama (FEDEPRICAP) et l'Association caribéenne de l'industrie et du commerce (CAIC) ont conclu un accord opérationnel en vue d'accroître leurs possibilités en matière de prestations de services à leurs adhérents, afin de leur permettre de bénéficier des avantages préférentiels contenus dans l'Initiative pour le bassin des Caraïbes et de développer des relations commerciales préférentielles avec d'autres pays d'Amérique latine.
Il serait impossible d'énumérer ici l'important capital de connaissances techniques, d'information et d'aptitude à fournir des services qui a été accumulé au cours de ces trente années par l'ensemble des institutions liées à l'intégration latino-américaine. Il suffit de citer, à titre d'exemple, les fonctions qui ont été et sont remplies par des organismes tels que l'ALADI, la Junte de l'Accord de Carthagène, la SIECA et la CARICOM en matière douanière et en vue de favoriser le commerce et les transports. Les progrès réalisés en matière de nomenclature tarifaire, de législation douanière, de statistiques du commerce extérieur, entre autres, sont importants et ce sont les accords d'intégration économique qui en sont responsables.
En ce qui concerne les mécanismes de paiement et de soutien financier, la Corporation andine de développement (Corporación andina de fomento, CAF) et le Fonds andin de réserve, la Banque centraméricaine d'intégration et le Conseil monétaire centraméricain, le Fonds financier du Bassin de la Plata, la Banque de développement des Caraïbes, le système de paiements et de crédit réciproque de l'ALADI, ainsi que les mécanismes de l'Accord de Santo Domingo sont également les composantes d'un précieux actif institutionnel régional.
En dépit des difficultés que ces institutions ont dû affronter ces dernières années, elles continuent à exercer une influence positive sur les courants commerciaux, sur la détermination et le financement de projets et sur l'examen de nouvelles idées pouvant permettre de mieux mettre à profit le potentiel d'affaires et d'investissements existant.
Le financement des soldes de commerce et celui du développement des échanges constituent actuellement des questions prioritaires sur le calendrier de l'intégration régionale ; elles peuvent être valablement examinées sur le plan technique grâce à l'expérience de ces organismes et à la manière dont ils ont organisé ies relations de travail entre ieurs techniciens et ceux des différents organismes nationaux, en particulier les banques centrales. L'expérience de la Banque latino-américaine d'exportations (BLADEX) mérite d'être signalée et elle est très prometteuse pour l'avenir.
Le retour à l'intégration
Les dirigeants latino-américains continuent, à juste titre, à affirmer leur foi dans la validité de l'idée d'intégration économique régionale. Ils l'ont fait récemment dans l'Engagement d'Acapulco, à l'issue de la réunion des chefs d'État du Groupe des Huit, qui s'est tenue dans cette station balnéaire mexicaine en novembre 1987.
Au niveau sous-régional également les récentes réunions au sommet des dirigeants centraméricains et de ceux des Caraïbes britanniques, ainsi que la signature du protocole de Quito, qui apporte des modifications importantes à l'Accord de Carthagène, prouvent que les pays latino-américains continuent à vouloir établir entre eux des alliances économiques préférentielles.
Les accords du Cône Sud ont contribué à revitaliser l'idée d'intégration. Les divers protocoles inclus dans le Programme de coopération et d'intégration entre l'Argentine et le Brésil, couvrent un vaste domaine de coopération bilatérale, qui comprend des secteurs industriels clefs tels que les biens d'équipement, l'automobile et les produits alimentaires, et concrétisent également la volonté de mettre en commun les ressources naturelles et techniques dans les secteurs de pointe, comme l'énergie nucléaire, la biotechnologie et l'aéronautique.
Outre les effets économiques positifs que peut entraîner pour l'Uruguay la récente décision de faire participer ce pays à ces accords, cela indique la consolidation d'un nouveau foyer de l'intégration économique régionale, qui s'ajoute, sous une forme compatible avec les engagements pris dans le cadre de l'ALADI, au réseau complexe de l'interdépendance économique latino-américaine. Le fait que, lors de la réunion des présidents d'avril 1988, il ait été décidé d'entamer la concrétisation de cet accord tripartite par le secteur des transports terrestres dénote la prudence et le pragmatisme avec lesquels l'intégration du Cône Sud est menée.
Le retour à l'intégration n'est pas seulement un phénomène latino-américain. On observe, dans le système international, une tendance croissante à consolider la formation de blocs commerciaux préférentiels.
L'accord de libre-échange conclu en 1987 entre les États-Unis et le Canada obéit à cette tendance. Récemment, le président Reagan a exprimé à nouveau l'idée d'un marché commun nord-américain, qui regrouperait dans un espace économique unique ces deux pays plus le Mexique.
En 1992, le marché unique européen sera une réalité. Les chefs d'entreprises des pays de la Communauté et leurs concurrents du monde entier sont en train d'analyser activement les conséquences qui résulteront de la suppression de toutes les restrictions qui interdisent encore, par exemple, au chef d'entreprise italien de considérer le marché allemand comme le sien propre. La Communauté va devoir préparer et adopter plus de trois cents directives au cours des trois prochaines années, afin que la suppression des barrières douanières ne soit pas neutralisée par des normes techniques ou par d'autres disparités législatives qui réduiraient ou supprimeraient la possibilité réelle de concurrence par rapport à la demande interne de chaque pays membre, et en particulier à celle qui découle des achats et investissements du secteur public.
Lors du récent sommet de Manille, les pays de l'ASEAN se sont mis d'accord sur des mesures préférentielles qui devraient leur permettre d'atteindre leur objectif à la fin de la prochaine décennie — à savoir, que le commerce intrarégional représente 50 % de leur commerce extérieur total au lieu de 20 % à l'heure actuelle. A cet effet, ils ont décidé, lors de ce premier sommet, que Singapour, l'Indonésie, la Malaisie, la Thaïlande, les Philippines et Bornéo parviendraient en dix ans à réduire la liste des articles exclus de l'Accord de commerce préférentiel (PTA), de telle sorte qu'au bout de cinq ans le pourcentage des articles commercialisables exclus ne dépasse pas 10 % et que la valeur que cela représentera ne soit pas supérieure à 50 % de la valeur du commerce intrarégional. Actuellement, il y a 7 000 articles exclus qui représentent plus de 50 % du commerce intra-ASEAN. Le Japon a annoncé simultanément la création d'un fonds d'investissements pour les six pays de l'ASEAN, dans le but de canaliser deux milliards de dollars au cours des trois prochaines années, pour financer des projets du secteur privé, de faible ou de moyenne importance et orientés vers l'exportation.
L'idée de l'intégration de blocs économiques est de plus en plus associée aux transformations profondes qui se produisent dans les conditions de ia concurrence économique internationale. Alain Madelin, alors ministre français de l'Industrie, constatait dans un exposé au Royal Institute of International Affairs (Chatham House) que deux grands pôles économiques existaient déjà dans le monde. L'un, constitué par les États-Unis et le Canada, qui "viennent d'établir les bases d'une zone de libre-échange dans laquelle il pourra être fait appel à des sous-traitants moins chers d'Amérique centrale". L'autre dans la zone du Sud-Est asiatique, où "la Corée, Taïwan et la diaspora chinoise concentrent leurs énergies autour du Japon". Et il ajoutait que "l'Europe n'a pas d'autre solution que de se transformer'en un troisième pôle de mêmes dimensions ; si elle ne le fait pas, elle deviendra rapidement un sous-traitant des deux autres pôles, étant donné la faiblesse de ses ressources naturelles, sa fragmentation politique et sa dépendance technologique" (Financial Times, 28 janvier 1988). Et, à quelques jours d'intervalle, un haut fonctionnaire tchèque affirmait qu'il était nécessaire d'adapter le CAEM, en ouvrant ses frontières économiques à la concurrence de chacun des pays qui le constituent (Financial Times, 5 février 1988).
En Amérique latine, l'intégration rejoint d'autres thèmes très importants sur le calendrier des questions prioritaires pour la zone. Cela a été mis en évidence par les chefs d'État du Groupe des Huit, dans l'Engagement d'Acapulco, lorsqu'ils ont établi un rapport entre l'intégration et les divers projets politiques nationaux axés sur la consolidation de la démocratie, et aussi entre l'intégration et le changement et la modernisation, pour lesquels -selon les présidents-. tous les agents économiques et sociaux doivent s'engager.
De même que dans l'Europe de l'après-guerre et dans l'Europe méridionale des années 70, l'idée d'Amérique latine et d'intégration commence à être associée dans la région aux idées de démocratie, de transformation économique et de modernisation technologique. Ce sont des idées-forces, qui ont manifestement le pouvoir de rassembler et qui, ajoutées les unes aux autres, semblent être au cœur même des positions latino-américaines vis-à-vis du double défi que constituent la crise du développement qui affecte la région depuis 1982 et i'adaptation aux nouvelles conditions de ia concurrence économique mondiaié, dues à une combinaison de facteurs dont les principaux sont les grandes mutations dans les technologies de la production, de l'information et de l'organisation.
Se faire concurrence et négocier sont deux concepts qui sont de plus en plus associés aux idées d'intégration, de transformation économique, de modernisation technologique et de démocratisation. Ils expriment des attitudes des agents politiques et sociaux qui apparaissent comme des conditions essentielles pour que ces idées pénètrent la réalité et prennent corps dans la vie sociale. Ils n'ont pas seulement trait à la façade extérieure d'une société. Ils ont trait à tous les aspects de la vie en société. Ce n'est que dans la mesure où les idées précitées seront soutenues par l'admission de telles attitudes dans ia pratique qu'il semblera possible de renforcer leur application dans tous les pays latino-américains et, bien sûr, dans le système international.
Dans la pratique, cependant, l'idée d'intégration pourrait ne pas être associée à des attitudes de concurrence et de négociation. En effet, l'intégration peut être conçue par des agents politiques et économiques comme un moyen de refuser la concurrence interne et internationale. Et la tentative d'imposer une volonté nationale peut remplacer la notion de concertation d'intérêts nationaux au moyen de la négociation.
Il y a lieu de reconnaître à ce sujet qu'en Amérique latine l'idée d'intégration n'a pas toujours été associée à une attitude de concurrence. De nombreuses entreprises ont favorisé les mécanismes de l'ALALE-ALADI, qu'elles jugeaient commodes pour consolider leur position sur le marché, mais, en fait, cela a bloqué la concurrence. Et les gouvernements ont parfois été enclins à voir dans l'intégration économique un moyen pratique pour développer leurs exportations, sans être pour autant disposés à accepter en contrepartie une augmentation des importations en provenance de la zone. Dans les récents accords d'intégration entre l'Argentine et le Brésil eux-mêmes, les protocoles d'ouverture du marché par secteurs n'ont pas encore atteint la phase à laquelle ils entraîneront l'obligation pour les entreprises du même secteur situées de chaque côté de la frontière de se faire concurrence mutuellement au bénéfice de l'efficacité et, en définitive, du consommateur.
Mais si, à l'heure actuelle, la prudence et le réalisme obligent à limiter le choc de la concurrence pour les entreprises qui affrontent la dureté de la crise économique que traverse la région, le fait que l'on reconnaisse que l'intégration a unsens -dans la mesure où elle stimule les investissements et l'accesssion à de nouvelles technologies, en vue de permettre aux entreprises de chaque pays de soutenir dans de meilleures conditions la concurrence sur les marchés étrangers et sur le marché interne- constitue eh revanche un progrès notable.
Concurrence, exportation et intégration sont des concepts qui, à l'heure actuelle, sont liés dans ia pensée latino-américaine. Il n'en a pas toujours été ainsi. Intégrer pour exporter est, par exemple, une proposition concrète formulée pour le cas de l'Amérique centrale dans un récent rapport établi par Carlos Manuel Castiilo pour l'INTAL.
Se concurrencer dans une période de crise de croissance de l'économie mondiale, de tendances protectionnistes et de commerce dirigé implique la négociation. Actuellement, tout le monde négocie les accès aux divers marchés. Les gouvernements négocient dans des forums multilatéraux tels que la Rueda Uruguay, pour définir les règles du jeu du commerce mondial. Les conditions d'accès aux marchés et les conditions qui influeront sur la répartition des possibilités de commerce et de production dans les années 90 ne sont-elles pas en train d'être négociées dans le cadre du GATT? Les entreprises négocient également, entre elles et avec leurs gouvernements, pour défendre leurs positions sur leurs propres marchés et sur les marchés mondiaux, pour prendre la place de leurs concurrents ou pour associer leurs efforts autour de marchés ou de projets concrets.
Le système économique international ne semble pas être actuellement plus libre, dans la mesure où les forces des marchés peuvent agir sans restrictions et sans subir l'influence de facteurs qui créent des distorsions. Mais, en revanche, il semble plus compétitif et plus négociateur, du fait d'une plus grande dispersion du pouvoir économique et technologique, de l'apparition de nouveaux protagonistes nationaux et de chefs d'entreprises, et de !a réduction du rythme de croissance de l'économie et du commerce mondial.
Le fait que l'intégration de l'Amérique latine soit associée également, comme l'a été en son temps l'Europe, à des attitudes de défense face à la crise et à des défis extérieurs, qui se sont exprimés sur le plan aussi bien politique qu'économique, ne retire pas sa validité à ce qui a été exposé précédemment. Dans tout processus d'intégration il y a toujours une forte composante défensive.
L'intégration implique une certaine notion d'identité d'un groupe devant des tiers et devant la perception de dangers extérieurs. L'histoire, y compris celle de l'Amérique latine, offre de nombreux exemples à ce sujet.
Mais il faut faire la distinction entre une situation d'union dans le but de se refermer sur soi et une situation d'union pour aller au devant des défis et les affronter. La première conduit, sur le plan économique, à des modèles d'économie partiellement ou totalement fermée. La seconde conduit, au contraire, à l'ouverture sur le commerce et l'économie mondiale. Et c'est dans cette seconde situation que se produit le plus clairement le lien entre intégration et négociation.
Intégrer c'est additionner des efforts en vue de se concurrencer et de négocier dans les meilleures conditions. C'est mettre en commun des ressources et des marchés, afin d'améliorer les conditions internes de bien-être d'une communauté de nations et afin d'améliorer le pouvoir de négociation avec l'extérieur. Cette idée de l'intégration est précisément celle qui semble être actuellement en vigueur en Amérique latine; c'est pourquoi les présidents du Groupe des Huit l'associent aux idées de transformation économique, de modernisation technologique et de démocratisation.
Dans la perspective précitée, les concepts d'organisation, de discipline, d'information et enfin d'efficacité prennent une place prépondérante dans toute stratégie visant à accroître la participation d'un pays aux marchés régionaux et mondiaux.
Le calendrier pour l'avenir immédiat
Consolider ce qui a été entrepris. Continuer sur la voie déjà tracée. Aller jusqu'au bout des accords conclus. Étendre progressivement leur portée. Déterminer la manière dont ils prendront effet, afin qu'ils pénètrent dans la réalité. Tels sembleraient être les conseils que suggère le sens commun lorsqu'on observe l'état actuel des efforts latino-américains en matière d'intégration économique.
Les critères selon lesquels on essaie d'agir actuellement et les modalités de travail que l'on utilise semblent être ceux qui conviennent. Examinons ces critères. Ils se résument à quatre mots: pragmatisme, gradualisme, souplesse et équilibre dynamique.
Le pragmatisme implique ia connaissance des situations réelles et des limites de l'action. Il conduit à rejeter te volontarisme qui ignore le monde des moyens, ainsi que les modèles théoriques qui ne sont alimentés ni par les réalités profondes ni par les réalités quotidiennes. Les accords d'intégration conclus par les gouvernements à partir du traité de Montevideo de 1980 sont pratiques car, en général, ils semblent applicables. Ils ne prétendent pas modifier d'un seul coup la réalité et ils ne se plient aux exigences d'aucun modèle théorique. De ce fait, ils peuvent sembler modestes. Mais, par là même, ils ont gagné en facilité d'application.
Le gradualisme implique une progression par courtes étapes, avec, à l'issue de chacune d'elles, la définition de ce qui sera fait à l'étape suivante. En période de crise, caractérisée par des changements prononcés et fréquents des circonstances, vouloir appliquer d'ambitieux programmes d'intégration à des économies en développement et instables poserait des problèmes. On a essayé de le faire et on a échoué. On en a tiré un enseignement. Aujourd'hui les accords qui sont conclus sont caractérisés par une progression pas à pas et par l'acceptation du fait que les marches et les contre-marches sont inévitables. Ce n'est pas l'idéal, mais c'est la solution viable. C'est pourquoi le gradualisme découle du pragmatisme.
La souplesse implique qu'on est disposé à changer lorsque cela devient nécessaire pour continuer à avancer en matière d'intégration. Il n'y a pas de délais fixes et définitivement établis. Il n'y a pas d'objectifs qui ne peuvent être modifiés. Il n'y a pas d'accords ni d'instruments qui ne peuvent être adaptés et éventuellement abandonnés. Si ce que l'on a cru possible aujourd'hui ne l'est plus demain, on change. Si ce qui est apparu comme nécessaire à un moment déterminé l'est moins par la suite, on lui retire la priorité.
L'équilibre dynamique implique que, lorsque le commerce se développera, aucun pays n'essaiera d'affronter la crise au détriment d'un autre, et qu'aucun d'entre eux n'augmentera ses possibilités de compétition et de négociation sans contribuer à améliorer dans la même mesure celles de son associé. Cela a une conséquence pratique : il faut prévoir des mécanismes plus ou moins automatiques pour corriger des déséquilibres structurels ou conjoncturels susceptibles de résulter de l'application des engagements d'intégration et de développement des échanges commerciaux. Aussi bien dans les accords entre l'Argentine et le Brésil que dans le cadre de l'ALAOI, des mécanismes correcteurs ont été imaginés et ils vont maintenant devoir être mis à l'épreuve de leur efficacité pratique. Il se peut que ces mécanismes correcteurs ou compensateurs soient tout particulièrement appréciés dans les relations entre les économies les plus développées de la zone et celles des pays dont le développement économique relatif est plus faible, qu'il s'agisse de pays membres de l'ALADI ou des pays d'Amérique centrale ou des Caraïbes.
Qu'en est-il des modalités de travail? Le contact direct et informel entre les opérateurs gouvernementaux des parties les plus intéressées par chaque question; une interaction effective entre des politiques, des instruments et des fronts de négociation divers: la connexion entre les opérateurs économiques et une utilisation rationnelle des structures institutionnelles existantes semblent constituer quatre aspects notables des modalités de travail qu'il faudrait continuer à utiliser en matière d'intégration économique régionale.
La diplomatie directe et informelle a été largement utilisée au cours descinq dernières années. Son utilisation intensive à d'autres moments a entraîné également des résultats positifs. Je veux parler de la période du Pacte d'Uruguayana et de l'Opération panaméricaine, et de celle de la conclusion de l'Accord de Carthagène. Elle est alimentée par une forte affinité entre les valeurs et les idéaux des protagonistes politiques clefs. Aux trois moments précités, elle a été rendue possible par l'existence simultanée de gouvernements démocratiques dans plusieurs pays de la région.
Le mécanisme déclenché à partir de la création du Groupe des Huit devrait permettre de maintenir la pression politique nécessaire pour que les engagements pris ne s'affaiblissent pas avec le temps.
L'effet de pression que produit la fréquence des réunions présidentielles s'est manifesté dans les relations entre les pays du Cône Sud. Les réunions bisannuelles des présidents de l'Argentine, du Brésil et de l'Uruguay ont constitué un facteur décisif de l'impulsion donnée par les accords dont la conception a débuté en 1985.
L'interaction effective entre des politiques, des instruments et des fronts de négociation divers — ce que j'ai qualifié de vases communicants — est présente dans l'Engagement d'Acapulco du Groupe des Huit. Cependant, ce n'est pas à ce niveau que l'établissement des vases communicants nécessite actuellement un effort particulier, mais plutôt à celui de la vie quotidienne de la gestion gouvernementale; pour que cette gestion soit effective et efficace, il doit y avoir interaction à ce niveau. Il sera intéressant d'observer, par exemple, quel type de relation s'établit entre les négociations d'ouvertures de marchés internes à l'Amérique latine, celles qui s'effectuent dans le cadre de la Rueda Uruguayet, maintenant, du nouveau système global de préférences entre pays en développement, et les politiques d'ouverture économique respectives envisagées par divers pays d'Amérique latine. Cela constitue un autre défi qui nécessitera un effort d'organisation important de la part des pays de la région.
La connexion entre les opérateurs économiques nous apparaît comme un aspect capital de la nouvelle méthodologie de i'intégration. Dans ies accords du Cône Sud, la fréquence et l'intensité des réunions patronales est un aspect remarquable qu'il y a lieu d'approfondir. La multiplication des liens opérationnels entre les organisations patronales et entre les entreprises elles-mêmes, par l'intermédiaire de divers mécanismes de coopération industrielle et technologique, peut avoir des effets extrêmement positifs pour l'efficacité des. actions gouvernementales. C'est une voie à double sens : si l'on veut que les chefs d'entreprises participent en faisant du commerce et en investissant, en transigeant et en imaginant, il faut aussi qu'ils participent activement à la conception et à la négociation des accords gouvernementaux. Si ceux-ci sont réalisés à l'insu des opérateurs économiques, il est très probable qu'ils n'existeront que sur le papier.
Voici un plan dans lequel l'établissement de vases communicants est fondamental. Il implique de connecter les dimensions macro et micro de l'intégration économique. Les associations patronales régionales telles que, entre autres, l'ALIDE, la Fédération latino-américaine de banques (FELABAN), l'Association des industriels latino-américains (AiLA) et la Fédération latino-américaine des consultants (FELAC), peuvent jouer un rôle irremplaçable dans ce domaine, en prêtant leurs services en matière d'information et d'assistance, directement ou par l'intermédiaire de leurs membres, en formant des cadres, en organisant des rencontres et en créant des centres d'affaires.
Les banques de développement et les banques commerciales peuvent également contribuer de manière décisive à la connexion entre les entreprises latino-américaines. En particulier, les petites et moyennes entreprises pourraient tirer un grand bénéfice des services de soutien offerts par leurs institutions financières lorsqu'elles ont besoin d'effectuer des transactions avec la région, en profitant de facilités commerciales et d'investissement. On sait que ce sont ces entreprises qui rencontrent le plus de difficultés pour faire face aux coûts d'information et de transaction que comporte toute opération internationale. S'il s'agit de concrétiser des accords de coopération industrielle ou technologique avec des entreprises d'autres pays, ou de mettre sur pied des structures de commercialisation conjointe, les besoins de soutien sont encore plus importants. Le développement du commerce et l'intégration économique peuvent être fortement influencés par un rôle actif de la banque latino-américaine, y compris des institutions financières sous-régionaies, dans l'"ingéniérie d'affaires", qui est nécessaire pour donner un contenu pratique aux cadres sur lesquels les gouvernements se mettent d'accord. L'entreprise trinationale Latinequip constitue un pas en avant dans la bonne direction. La promotion d'entreprises multinationales de commercialisation représenterait également une contribution positive.
La multiplication des chambres patronales binationales ou des conseils d'hommes d'affaires pourrait constituer également une contribution positive au développement des liens interentreprises. Il faudrait pour cela que ces organismes soient constitués par les véritables protagonistes des relations économiques entre deux pays ou entre un pays et une sous-région. Si cela était le cas, la coopération technique internationale pourrait, par son action, permettre à ces chambres binationales d'avoir une influence effective sur la promotion des affaires en définissant de nouvelles possibilités de commerce et d'investissement et en connectant les potentiels intéressés. Des institutions internationales patronales, telles que la Chambre de commerce internationale, ou publiques, comme l'ONUDI et le Centre de commerce international UNCTAD-GATT, peuvent apporter leur expérience en la matière.
L'utilisation rationnelle de la structure institutionnelle existante dans la région est une conséquence naturelle de l'emploi d'une diplomatie informelle et directe. Si celle-ci ne se traduisait pas par la mobilisation et l'emploi des mécanismes formels existants, une grande partie des décisions prises ne prendraient pas effet et, de plus, des ressources techniques coûteuses et souvent précieuses seraient gaspillées.
Il doit y avoir une relation dynamique entre le monde plus souple de !a diplomatie directe et celui des organismes d'intégration que possède la région. Il est bien évident que les mécanismes informels ne peuvent remplacer les organes des gouvernements de chaque institution multilatérale régionale ou sous-régionale. Mais, par ailleurs, il est certain que ce sont les mêmes ministres qui participent aux uns et aux autres, qui transmettent les instructions à leurs représentants. L'élan politique donné à l'intégration est actuellement concentré au plus haut niveau gouvernemental des pays latino-américains. La diplomatie directe s'exerce fréquemment au niveau présidentiel. C'est donc à ce niveau qu'il faut établir les vases communicants entre les mécanismes informels et les mécanismes formels. Les mécanismes formels agissent au rythme et dans le sens fixés par les gouvernements. L'utilisation de ces mécanismes dépend par conséquent des instances qui élaborent la diplomatie informelle et directe.
Quand une institution ou un mécanisme est dépassé par de nouvelles réalités et cesse d'être utile c'est aux gouvernements qu'il revient de promouvoir les changements nécessaires. L'élan rénovateur doit venir des gouvernements eux-mêmes, comme l'a reconnu le président du Mexique, Miguel de La Madrid, lors de la dernière réunion de la CEPAL sur la dette extérieure (Mexico, janvier 1987), qui a déclaré : "Dans la vie publique, transformer des idées en actions et des projets en réalité implique l'existence d'institutions au sein desquelles les volontés politiques puissent parvenir à un accord. D'où la nécessité d'entreprendre une révision des organismes régionaux que nous avons créés au fil des années en Amérique latine et dans les Caraibes, en mettant à profit et en renforçant leur vaste expérience institutionnelle, en évitant les double emplois et en utilisant les ressources avec la plus grande efficacité. Il faut que nous construisions de manière progressive et pragmatique les institutions dont l'intégration latino-américaine a besoin, au rythme qui sera dicté par les circonstances locales".
Il existe des critères et des modalités de travail. Le calendrier est chargé et le sera de plus en plus, à mesure que se produiront les effets dynamiques des actions entreprises récemment. Sans sous-estimer l'importance de ce qui se produit dans d'autres cadres et d'autres pôles d'intégration, je crois qu'actuellement l'attention est fixée à juste titre sur l'évolution des accords entre les pays du Cône Sud.
Dans la mesure où cette expérience repose sur la réalité d'économies en développement, l'intégration entre l'Argentine, le Brésil et l'Uruguay pourra, de par le poids économique des trois pays, jouer un rôle moteur dans les échanges commerciaux et l'expansion économique de la région. Le caractère sérieux de cet effort d'intégration économique, à la fois ambitieux et pratique, doit s'accompagner d'un effort parallèle d'organisation, aussi bien au niveau gouvernemental que patronal, si l'on veut parvenir à ce qu'il se traduise effectivement par la création d'une zone attirant les investissements et les initiatives patronales. L'investisseur potentiel, intérieur et extérieur, observera avec attention l'incidence que le comportement prévisible des économies respectives, les politiques macro-économiques et la prévisibilité des règles du jeu peuvent avoir sur le risque qu'il devra, naturellement, prendre s'il veut profiter des chances offertes par les ouvertures sectorielles des marchés respectifs.
La coopération financière internationale et la participation d'investisseurs du monde industrialisé peuvent avoir un effet décisif sur la consolidation de cette récente expérience d'intégration, qui constitue un effort important d'ajustement structurel et de modernisation des secteurs qui sont déjà inclus dans le processus d'ouverture de marchés. L'intérêt manifesté par la CEE ainsi que les accords conclus par l'Argentine avec l'Italie et l'Espagne indiquent la voie qui doit être suivie en matière de coopération avec les pays industrialisés. L'ensemble des mesures financières adoptées par le Japon en ce qui concerne les entreprises et les projets du groupe ASEAN indique également l'existence d'un filon dans la coopération Nord-Sud qui, bien exploité, peut constituer une contribution importante à l'intégration économique entre pays en développement et à la réactivation du commerce international.
Dans le cadre des critères et des modalités de travail mentionnés, il convient maintenant d'examiner de plus près les progrès sur quelques-uns des fronts prioritaires des programmes d'intégration latino-américaine.
Outre ceux qui ont été mentionnés dans les paragraphes précédents, je soulignerai les champs d'action immédiate suivants:
- maintenir une vision d'ensemble et une discipline multilatérale empêchant que le pragmatisme et la souplesse se traduisent par la multiplication de compartiments étanches bilatéraux, sectoriels ou sous-régionaux;
- concrétiser l'alliance solidaire avec les pays dont le développement économique relatif est plus faible en faisant appliquer les engagements fixés dans le cadre de l'ALADl et les propositions d'Acapulco en vue de soutenir rétablissement de liens préférentiels entre l'Amérique centrale et les pays du Groupe des Huit et, de plus, en les étendant au reste du bassin des Caraïbes. Un tel objectif nécessitera un important effort international, aussi bien en ce qui concerne le développement de l'offre exportable de ces pays qu'en matière de transports et de structures de commercialisation;
- insister sur les efforts centralisés par l'ALADl, à partir de la rencontre de Montevideo, pour réduire le décalage qui existe entre le commerce actuel et le commerce potentiel, tout particulièrement en matière de produits alimentaires et de biens de production, ainsi que pour éliminer les restrictions non douanières au commerce négocié. Si l'on veut concrétiser ces objectifs, une attitude nationale, gouvernementale et patronale plus favorable à l'ouverture des différents marchés au commerce régional s'impose. Elle devra se traduire par une augmentation des importations en provenance de la région par les principales économies de la zone. Des politiques nationales permettant ces importations peuvent constituer une contribution efficace à la dynamisation des échanges entre les pays d'Amérique latine. En ce qui concerne les exportations à destination de la zone, les effets de ces politiques se feraient surtout sentir en matière de biens de production. Le commerce potentiel qui pourrait se développer a été estimé par l'ALADl à environ 13 milliards de dollars. La résolution n° 15 du Conseil des ministres de l'ALADl (mars 1987) a fixé comme objectif une augmentation de 40 % des échanges entre les pays de la zone pour la période 1987-1989. Un affinement de la méthodologie utilisée permettrait sans doute d'ajuster dans l'avenir les objectifs qui seront fixés, mais ces données, ainsi que celles concernant le niveau atteint par les échanges régionaux avant la crise, indiquent l'existence d'une offre et d'une demande régionales que l'on peut faire coïncider — réduire l'espace d'incertitude que la précarité des accès aux marchés qui se négocient entraîne pour l'agent économique —, incertitude qui résulte souvent des impératifs de souplesse qui guident l'action des gouvernements;
- établir une relation fonctionnelle entre les diverses composantes d'une stratégie de financement de i'intégration latino-américaine comprenant le financement des soldes des mécanismes de paiements, celui des flux de commerce, celui du développement de l'offre exportable, celui de la reconversion industrielle et celui de l'ajustement structurel qui supposent l'ouverture de marchés;
- renforcer la tendance récente au développement d'intégrations frontalières et de projets multinationaux comme celui de la région du Trifinio en Amérique centrale ou celui de la voie Parana-Paraguay dans le bassin de la Plata.
Je concluerai en exprimant ma conviction que, conçue avec réalisme et alimentée par une vision optimiste du développement économique, l'intégration latino-américaine n'est pas un rêve d'avenir irréaliste mais bien une tâche inévitable du présent. Tous ses effets ne seront pas immédiatement discernables, mais ceux qui le seront justifieront les efforts d'organisation et de discipline qui doivent être entrepris. Ces efforts sont, par ailleurs, indispensables si l'on veut affronter avec succès les défis actuels et, en particulier, consolider la démocratie, transformer les économies latino-américaines, réaliser une modernisation technologique et être compétitifs dans le système international de la prochaine décennie. |